Voici le deuxième opus de Dénivelé Personnel, notre série d’interviews pas comme les autres. Un échange brut et authentique entre deux athlètes. Une discussion où s’établit ce lien de confiance qui précède la confidence.
Une interview qui monte progressivement en intensité grâce à 10 questions singulières. Des questions qui piquent, pour des réponses qui font grandir. Des questions que tu rêverais de formuler, mais que tu n’oserais pas poser. Des questions complexes mais qui permettent de s’exprimer en profondeur, voire de faire passer des messages.
Théo Detienne s’est prêté au jeu. Celui qui est à la fois un athlète ambitieux, un homme sensible et un personnage qui ne laisse pas insensible y a révélé toute sa texture !
Quel changement récent as-tu fait évoluer dans ta démarche d’entraînement pour passer un vrai cap ?
Sans hésitation, la récupération ! J’ai compris ce que signifiait ‘vraiment’ récupérer. Avant, j’étais dans cette logique de m’entraîner toujours plus. Dès que j’avais du temps libre, je me sentais le devoir de le mettre à profit pour faire une séance. Avant les courses, j’avais tendance à en faire trop : pour me rassurer, me prouver que j’étais capable... Je me pointais donc sur la ligne de départ moins fort que sur le plateau de forme atteint quelques semaines en amont. Le Jour J, je n’étais plus à mon plein potentiel, je me sentais fatigué. Aujourd’hui, j’épingle chaque dossard plus reposé physiquement et mentalement.
Concrètement, comment tu récupères mieux au quotidien ?
Tout d’abord, j’ai diminué le volume d’entraînement ; ce qui peut paraître paradoxal puisque désormais, je me prépare pour des distances plus longues. Je ne rajoute plus les footings par-ci par-là qui me servaient à d’augmenter le kilométrage quotidien. Ensuite, je respecte un affûtage beaucoup plus strict, quitte à me frustrer un peu. Enfin, j’essaye d’insister sur le sommeil avec des nuits de 8 à 9h, calées sur des heures de coucher et de lever régulières, entre 11h du soir et 7h du matin. Ce à quoi je rajoute une sieste lors des blocs les plus copieux. Je peux dormir jusqu’à 2h l’après-midi. Oui, je suis gourmand ! (Sourire)
NIVEAU 2
Tu es traileur professionnel depuis maintenant un an. Comment meubles-tu tout ce temps que tu n’avais pas auparavant, en tant que gendarme ?
” Avoir l’étincelle créative pour lancer un projet, puis la rigueur... pour le mener à son terme, c’est du boulot... C’est la partie immergée du métier d’athlète professionnel, celle que l’on ne soupçonne pas. ”
J’ai évité le piège dans lequel j’aurais pu tomber en arrêtant ma carrière de gendarme pour me dédier à 100% à ma carrière de traileur : utiliser toutes ces nouvelles heures qui se libèrent pour m’entraîner plus. A contrario, j’ai fait le choix d’investir ce temps différemment. Si on analyse mon volume annuel, je m’entraîne légèrement plus ; mais surtout, je m’entraîne mieux. J’ai lissé mon effort et mieux ventilé mes blocs de préparation sur la durée. J’ai aussi passé beaucoup de temps sur des projets annexes, ce qui a donné une dimension entrepreneuriale à ma démarche. Quand je regarde dans le rétroviseur de 2025, je crois pouvoir affirmer qu’on n’a pas chômé : on a lancé une ligne de T-shirts avec Les Genoux dans le Gif ; créé une web-série Youtube avec Enzo Besson ; et lancé un site internet. Je ne veux pas héroïser ce que l’on a réalisé ! Chacune de ces aventures fut menée avec beaucoup de plaisir et de passion. Je témoigne juste du fait que ces initiatives sont chronophages et énergivores. Avoir l’étincelle créative pour lancer le projet, puis la rigueur organisationnelle pour le mener à son terme, c’est du boulot... C’est la partie immergée du métier d’athlète professionnel, celle que l’on ne soupçonne pas, celle qui est dure à gérer et quantifier. Courir, c’est facile !
NIVEAU 3
” Je ne conçois pas fuir l’effervescence de Chamonix. C’est grâce à tous ces gens qui nous soutiennent et construisent cette ferveur que j’ai la chance de pouvoir vivre de mon sport. ”
Quel apprentissage majeur tires-tu de ton UTMB 2025 ? Qu’est-ce que tu changeras dans ton approche de l’édition 2026 pour y être encore plus performant ?
En 2025, j’ai clairement sous-estimé l’influx nerveux et l’énergie que tu peux laisser à Chamonix la semaine précédant l’UTMB. J’ai plutôt bien géré les sollicitations médias pour me préserver, mais je n’ai pas anticipé le fait de croiser en permanence du monde que je connaissais. Dans ces conditions, les petites discussions inopinées et rencontres fortuites s’accumulent et, mises bout à bout, représentent vite plusieurs heures que tu aurais préféré passer au calme, dans ta bulle. Il y a de l’électricité dans l’air, ça bourdonne de partout. Le côté positif, c’est qu’au bout de quelques jours, tu n’as plus qu’une seule envie : te retrouver seul en montagne, et courir. C’est clairement un axe de progression pour l’année prochaine : arriver légèrement plus tard à Chamonix, mais toujours participer à la fête. Je ne conçois pas non plus fuir cette effervescence ! C’est grâce à tous ces gens qui nous soutiennent et construisent cette ferveur que j’ai la chance de pouvoir vivre de mon sport. Tu ne peux pas que prendre : à un moment donné, il faut aussi savoir rendre !
NIVEAU 4
Quelle est la différence entre un bon athlète et un top-athlète ? Comment qualifierais-tu ta victoire au 90 km du Mont-Blanc : est-ce une belle ou une grande performance ?
” Un bon athlète se révèle ; un top athlète confirme. ”
Je considère cette victoire au 90 km du Mont-Blanc comme un accomplissement. C’est à la fois un tremplin et une prise de conscience. Gagner à Chamonix, c’est le rêve de tout jeune traileur qui se lance corps et âme dans sa pratique. D’autant plus sur une épreuve emblématique au parcours grandiose. J’ai d’ailleurs eu un peu de mal à redescendre. Concernant la performance – seulement belle, ou déjà grande – je laisse les autres juger. Moi, je l’envisage avant tout comme un cap. J’ai validé une étape. Aux yeux de beaucoup, j’étais ce coureur fougueux qui part (trop) vite, et explose, tout en réussissant à limiter la casse. Je me suis prouvé que je suis ce mec capable de construire une performance de façon structurée et intelligente. Enfin, la différence entre un bon athlète et un top athlète réside dans la capacité à étendre sa performance dans le temps. Un bon athlète se révèle ; un top athlète confirme. Un athlète de classe internationale est capable de revenir et de réitérer son exploit, malgré la pression, les enjeux et son nouveau statut.
NIVEAU 5
”Jouer ”la grande gueule ” et pratiquer l’autodérision sur les réseaux sociaux, c’est un moyen de me mettre au pied du mur. ”
Je suis tombé amoureux du sport grâce à des athlètes comme toi : les garants du sport-spectacle, celles et ceux qui font le show. En revanche, ce positionnement ne me conviendrait pas, car il n’est pas dans ma nature. J’ai conscience qu’il faut à la fois du courage, de la générosité et de l’ego pour accepter s’exposer. D’où ma question : s’exposer comme tu le fais, est-ce un frein ou un levier pour ta performance ?
Je dirais que c’est un peu des deux... Jouer "la grande gueule" et pratiquer l’autodérision sur les réseaux sociaux, c’est un moyen de me mettre au pied du mur. Annoncer des choses m’oblige à élever mon niveau d’exigence. J’augmente alors tous les curseurs en termes de discipline et de méticulosité car je veux répondre aux attentes que j’ai suscitées. S’exposer est un levier, c’est une forme d’engagement que je prends vis-à-vis de moi-même : me préparer du mieux possible pour délivrer mon meilleur. Il faut aussi savoir que le chambrage – toujours gentil et bienveillant – fait partie de ma culture sportive. Et si tu aimes donner, il faut accepter recevoir. Sur la ligne de départ du 90 km du Mont-Blanc par exemple, certains athlètes m’ont souligné, à juste titre, que j’avais beaucoup ouvert ma bouche et qu’il fallait maintenant assumer. Dans certaines circonstances, cette pression peut donc être inhibante. Cette image peut également offrir un supplément d’âme à mes adversaires pour me battre, et me faire taire. Ces deux éléments peuvent être des freins, et j’en ai conscience.
” Pour les Jeux Olympiques de Paris, je passais mes nuits debout, à patrouiller. Je ne m’en plains pas – c’était mon choix – en revanche, à un moment donné, il s’agissait d’être lucide : ceci n’était pas compatible avec une logique d’optimisation de mon potentiel. ”
On connaît le Théo qui chambre et qui déconne, mais il existe en toi une personnalité beaucoup plus rigoureuse sur laquelle tu communiques rarement. Peux-tu nous raconter toutes ces années passées à la gendarmerie ? Qu’est-ce qu’elles t’ont apporté ?
Je suis entré dans la gendarmerie avec une idée claire, qui m’anime depuis l’enfance : le secours en montagne. Ces 4 années de caserne et de formation m’ont fait grandir. Je n’en retiens que du positif. Je me suis découvert une auto-discipline et une certaine rigueur que j’applique aujourd’hui dans ma démarche de performance. Ce chapitre m’a également permis de rencontrer des personnes inspirantes et pratiquer intensément la montagne, tout en l’appréhendant d’un œil plus professionnel, à travers le prisme de la sécurité. En revanche, étant gendarme mobile, il était très difficile de s’entraîner. Par exemple, pour les Jeux Olympiques de Paris, je passais mes nuits debout, à patrouiller. Je ne m’en plains pas, c’était mon choix. Mais à un moment donné, il faut être lucide : ce n’était pas compatible avec l’optimisation de mon potentiel. En 2024, après une saison sportive aboutie, quelques opportunités se sont dessinées. Je traversais une grosse phase de remise en question. En les saisissant, je savais ce que je perdais, mais pas ce que je gagnais. Finalement, j’ai franchi le pas, j’ai saisi la perche que l’on m’a tendue. Cette prise de risque a été récompensée par ma belle année 2025 : dans le trail, en tant qu’athlète ; mais aussi à côté, dans la vie, en tant qu’homme épanoui.
”Avec le recul, être athlète professionnel a certainement influencé ma décision d’abandonner. Mon corps est mon outil de travail : en me projetant sur le long terme, j’ai plus à perdre qu’à gagner si je continue. ”
Tu as abandonné l’UTMB à cause d’une blessure à la hanche. À quel moment précis as-tu décidé de rendre les armes ? Quelle raison principale à ce DNF : la douleur insoutenable, un résultat qui t’échappe ou la peur d’abîmer ton capital-santé pour la suite de ta carrière ? Considères-tu cette première comme un échec ?
Pour donner du contexte, je chute lourdement sur la hanche, à deux reprises, à seulement quelques minutes d’intervalle, sur des chemins rendus glissants par la neige. D’abord au col de la Seigne puis à l’approche du lac Combal. Au début, je suis tellement focus que je ne sens rien. Je passe en première position à Courmayeur et forcément, je pense à Vincent Bouillard : et si c’était mon tour cette année ? Malheureusement, la douleur se réveille dans la longue descente du Grand Col Ferret et monte crescendo jusqu’à devenir insoutenable passé Champex. Je comprends alors que cette douleur est anormale, qu’elle n’est pas seulement liée aux kilomètres, et qu’elle va m’empêcher de rallier l’arrivée. Il ne s’agit pas d’une question de volonté mais de moyen : je n’abandonne pas parce que je ne veux pas, mais parce que je ne peux plus. Avec le recul, être athlète professionnel a certainement influencé ma décision. Mon corps est mon outil de travail : en me projetant sur le long terme, j’ai plus à perdre qu’à gagner si je continue. Dans la montée après Trient, je m’assois sur un caillou. Ma décision est prise : je bâche. C’est dur. Forcément, la déception est immense. Mais je le vis de façon apaisée, comme une étape, et non comme un échec. Pour mon baptême sur l’UTMB, j’ai couru 100 km en tête et abandonne alors que je suis encore 5ème... Si tu m’avais proposé cela il y a 5 ans, j’aurais signé des deux mains. Car pour moi, la manière est au moins aussi importante que le résultat.
Après ma victoire à la Diagonale des Fous, j’ai vu déferler une vague de sollicitations qui m’a chamboulé, voire parfois submergé. Comme un trop plein d’attention. Je m’en voulais d’être cette personne à qui l’on souhaite simplement donner de l’amour mais qui se plaint alors même qu’elle vit des choses merveilleuses. As-tu déjà été confronté au revers de la médaille de la notoriété ? Est-ce qu’il y a des côtés négatifs au fait de devenir un personnage public dans un microcosme comme le trail ? Bref, est-ce que, parfois, la vie est dure : même la tienne ?
Je prétends le contraire – et j’en ai même fait un slogan – pourtant, je dois l’admettre : la vie est parfois dure, y compris la mienne. (Sourire) Je tiens à relativiser ce qui va suivre puisqu’on l’on parle ici de "bons problèmes". Me concernant, l’élément le plus complexe à gérer, c’est que j’ai énormément de mal à dire "non"... Pourquoi ? Pour une multitude de raisons... Je me sens privilégié, je crains de vexer, je ne veux pas casser le rêve d’un jeune qui m’affirme que je l’inspire, je ne souhaite pas passer pour ce gars prétentieux qui ne mesure pas la chance qu’il a... Par crainte de manquer une opportunité aussi, il ne faut pas se le cacher... Bref, je réponds souvent "oui" ! Ça a été ma principale difficulté de l’année. Parce qu’en conséquence, je me retrouve engagé de tous les côtés, je suis toujours à droite à gauche, à moitié dans l’instant présent, sans véritablement pouvoir en profiter puisque je me projette dans ce que je vais devoir faire après. J’en tire beaucoup d’apprentissages. Pour éviter que cela ne se reproduise en 2026, j’ai trouvé la solution : être accompagné par quelqu’un qui accepte de jouer le mauvais rôle et dit non à ma place. Comme un filtre. C’est selon moi le meilleur moyen de me protéger de cette notoriété grandissante tout en essayant de rester authentique et accessible.
” Je dois l’admettre : la vie est parfois dure, y compris la mienne ! ”
NIVEAU 9
Quelle est la différence entre un athlète et un influenceur ?
Un athlète, son métier, c’est être performant sur le terrain ; un influenceur, son job, c’est être performant sur les réseaux sociaux. C’est différent, mais pas incompatible. Surtout dans un univers comme le trail où le manque de soutien fédéral et l’absence de structures obligent les coureurs aspirant à devenir pro à financer eux-mêmes leur projet. En effet, en développant leur visibilité sur les réseaux sociaux, les athlètes acquièrent plus de ressources et donc plus de moyens à réinvestir directement dans leur démarche de haut-niveau. L’un sert l’autre, et c’est la raison pour laquelle je n’ai pas envie de les opposer. (Un temps de réflexion) Parfois, on me demande si je suis un athlète ou un influenceur. Cette question me dérange. Selon moi, elle n’a pas lieu d’être. Je crois avoir prouvé que je savais courir ! Si on me connait, c’est avant tout parce que je suis performant en tant que traileur. Le reste vient en second plan.
NIVEAU 10
Comprends-tu les critiques formulées à l’égard de ce monde de "l’influence" ? Qu’est-ce que tu voudrais répondre à ces commentaires ?
” ...le trail est un sport si beau que ses valeurs méritent d’être universalisées. ”
À celles et ceux qui critiquent depuis leur canapé, j’aimerais leur rétorquer qu’ils n’ont pas su évoluer avec leur temps. Je souhaiterais également leur répondre par une question : "Tu attaques telle ou telle personne ; tu dis que ceci n’est pas bien, et que cela non plus... mais toi, tu fais quoi pour que ça change , pour que l’on avance ? Rien du tout !". J’accepte et je valorise la critique dès lors qu’elle se veut constructive, quand elle ouvre l’échange et permet d’imaginer des solutions alternatives. Aussi, je ne comprends pas certaines postures très arc-boutées, presque conservatrices, parce qu’à l’arrivée, cette influence, elle pousse les gens à se mettre en mouvement. Les créateurs de contenu portent un message – bouger, faire du sport – auprès de cibles que nous n’aurions, nous, athlètes, jamais touchées. C’est plutôt une bonne nouvelle non ? Même si tu n’approuves pas les moyens, tu peux reconnaître que la finalité, elle, se révèle positive ? Je conçois tout à fait que l’on ne partage pas tous la même vision – et j’entends qu’il peut y avoir certaines dérives, que je condamne – mais je tâche de rester droit dans mes baskets. Pour ne pas me perdre, j’essaye de me raccrocher à deux principes : ne pas gâcher mon temps auprès de celles et ceux qui critiquent sans proposer mieux ; et m’impliquer de manière proactive pour développer notre discipline dans une direction que je juge plutôt cohérente, auprès des jeunes notamment, car le trail est un sport si beau que ses valeurs méritent d’être universalisées.
QUESTION BONUS
” J’ai peur que les gens se disent : Théo, il fait des choses pour une asso simplement dans l’optique d’anoblir son image ! ”
Nous avons passé la matinée avec l’association Solidarity Trail Runners, dont la mission est de récupérer du matériel de trail de seconde main (en bon état) pour les transmettre à des jeunes en voie de réinsertion. Quand on demande à ces associations ce dont elles ont le plus besoin venant de nous, elles nous répondent : de la visibilité. Pour autant, je me refuse de communiquer sur les actions que je mène avec elles par peur que ce soit mal perçu. Est-ce une crainte que tu partages ?
Je rejoins totalement ton point de vue. Je me sens plus à l’aise d’évoquer publiquement ce que l’on a fait ce matin avec Solidarity Trail Runners, car nous l’avons fait à deux. Je considère qu’il est important de s’engager en tant qu’athlète. En revanche, communiquer sur cet engagement me parait très complexe. Comme toi, j’ai peur que ce soit mal perçu, que les gens se disent : "Théo, il fait des choses pour une asso simplement dans l’optique d’anoblir son image... C’est du green washing, du social washing !". J’ai également la sensation qu’il faut être irréprochable pour communiquer sur ce genre d’initiative car sinon, plutôt que te soutenir, on souligne tes contradictions. On va mettre en lumière tes incohérences plutôt que les bénéfices de ton action. Donc je préfère faire comme toi : mener ces engagements de façon plus personnelle, sans les rendre publiques, même si c’est ce dont les associations que l’on aide ont besoin.
Merci Laurent pour l'accueil, on te laisse le mot de la fin en vidéo !